Accueil > Ressources > Envoyé par les membres > Jancovici ou la décroissance technicisée
mpOC | Posté le 25 mai 2011
Jean-Marc Jancovici, ingénieur français très engagé dans les questions énergétiques et climatiques, est passé récemment sur les antennes de La Première à l’occasion de la sortie de son livre « Changer le monde » (Ed. Calman-Levy).
Le personnage est déroutant. Révolutionnaire, son discours dénonce depuis des années les dérives du libéralisme et l’insoutenabilité d’une croissance infinie, chiffres à l’appui. Son site fourmille de données techniques, de graphes et de statistiques. On y trouve aussi une analyse fouillée et actualisée du rapport du Club de Rome « Halte à la croissance » qui avait fait scandale lors de sa publication en 1972 en ce qu’il annoncait déjà l’impasse énergétique et climatique promise à l’humanité si elle persistait dans la voie d’une croissance infinie de son PIB.
La première partie de son passage sur les antennes de la RTBF porte non seulement un regard lucide et sans concession sur l’état de notre planète et sur l’avenir qui nous attend, mais tire également des conclusions dans lesquelles les objecteurs de croissance peuvent se reconnaître pleinement. Il en va ainsi de son plaidoyer pour une sortie de croissance choisie, seule piste possible pour éviter la barbarie, le repli identitaire et la perte de nos libertés démocratiques.
L’incompréhension survient lorsque le journaliste aborde la question de l’énergie nucléaire. Pour Jancovici en effet, celle-ci est indispensable à l’humanité et est même appelée à se développer pour pallier la déplétion des hydrocarbures. Il se permet même une petite provocation en voyant dans la catastrophe de Fukushima une chance pour cette industrie, constatant d’une part qu’aucun mort n’est à déplorer du fait des réacteurs effondrés [1], d’autre part qu’à côté des centrales nucléaires il y a eu aussi des ports détruits et d’autres centrales énergétiques détruites sans qu’on parle d’interdire ni les uns ni les autres. Mettre sur le même plan des réacteurs nucléaires, dont le coeur a fondu, et des turbines au gaz sous prétexte que les premiers n’ont pas causé plus de morts que les seconds, voilà qui laisse perplexe.
Il s’attache ensuite à expliquer que les énergies renouvelables ne pourront jamais être développées suffisamment pour assurer la transition de l’après-pétrole, se contentant de citer la part du nucléaire dans la production mondiale d’énergie pour la gonfler à 5% (3% en réalité).
On comprend un peu mieux le point de vue de M. Jancovici lorsque dans la deuxième moitié de l’entretien il soutient qu’une production locale et décentralisée de l’énergie est une hérésie, tant d’un point de vue pratique qu’économique. L’idée ne semble pas le déranger qu’une technologie telle que le nucléaire ne peut paraître crédible qu’à l’intérieur d’un système basé sur l’illusion d’une nature totalement maîtrisable, ce qui est impossible comme le montre Fukushima. Il semble complètement négliger qu’un choix technologique n’est pas neutre mais découle d’une certaine conception de la société et de certains rapports de forces, et qu’une technologie aussi peu contrôlable par les citoyens s’inscrit totalement en faux par rapport à une société qui ferait le choix de se détourner de la marchandisation de toute chose et de toute activité pour en revenir à des rapports plus respectueux entre les hommes et envers la nature. Il ne prend pas plus en compte le risque énorme que représente un approvisionnement énergétique hyper-centralisé pour la capacité de résilience de la société.
Comment peut-on plaider pour une sortie de la croissance matérielle, et en même temps pour le nucléaire ? Sans doute en considérant l’objection de croissance comme une question avant tout technique, faisant de facto passer aux oubliettes son fondement social et philosophique. Telle est l’insoluble contradiction que représente Jean-Marc Jancovici.
Marc De Spiegeleer
[1] Après plus de deux mois de mensonge de l’exploitant TEPCO qui le savait dès le lendemain de la catastrophe, on sait maintenant que les noyaux de trois réacteurs ont fondu. L’ampleur des conséquences de la fonte des noyaux est inconnue : ce scénario ne s’est jamais produit dans l’histoire. Il est néanmoins évident que les risques sont immenses : les fuites radioactives catastrophiques dans les mois et années à venir pourraient rendre inhabitables de vastes portions du territoire japonais, polluer irrémédiablement des nappes phréatiques voir contaminer toute la chaîne alimentaire en se répendant dans l’océan. Les conséquences sur la santé humaine sont elles aussi potentiellement extrêmement graves.