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mpOC | Posté le 28 juin 2011
Cet exposé tiré du livre « Survivre au développement », de Serge Latouche a été présenté aux participants d’une journée de réflexion sur le développement durable organisée le 27 juin par le SEFOP (Service d’Education et de Formation Populaire) à Bruxelles.
Quand on parle de développement durable il faut d’abord se demander ce qu’est réellement le développement. La naissance de ce concept date du 20 janvier 1949, lorsque Truman, dans son discours d’investiture présidentielle, qualifia la majeure partie du monde de régions sous-développées. Du même coup et pour la première fois, surgissait une nouvelle conception du monde selon laquelle tous les peuples de la terre doivent suivre la même voie et aspirer à un but unique : le développement. Aux yeux du président, le chemin était tout tracé : « Une plus grosse production est la clé de la prospérité et de la paix. » Dans la foulée Truman annonca un programme d’aide technique qui allait « supprimer la souffrance de ces populations » grâce à « l’activité industrielle » et à la « hausse du niveau de vie. ».
Quarante ans plus tard, c’est le désenchantement. Le développement est vu comme faisant partie du génie occidental, selon lequel le progrès scientifique et technologique améliorerait nécessairement et inévitablement le bien-être des gens et de la terre. Le développement fait place à la mondialisation et avec ce passage disparaît le trickle down effect [1] duquel le développement tirait sa légitimité. Les 3 D (déréglementation, décloisonnement, désintermédiation) de la finance qui mettent la mondialisation sur orbite font voler en éclat les régulations étatiques et donnent libre cours à un autre développement, celui des inégalités.
Selon le rapport PNUD de 1998, la richesse mondiale a été multipliée par 6 depuis 1950, mais le revenu moyen de 100 des 174 pays recensés est en pleine régression. Les 225 plus grosses fortunes détiennent l’équivalent du revenu annuel des 2,5 milliards de personnes les plus pauvres de la planète.
Dans son rapport de 2001, le PNUD note que 86% du PNB mondial appartient aux 20% les plus riches, 1% du PNB aux 20% le plus pauvres. L’avoir des 3 premiers milliardaires équivaut au revenu total de l’ensemble des pays les moins avancés (609 millions de personnes), soit 169 milliards de $.
Dans ces conditions, le développement en tant que tel fait place aux ajustements structurels imposés par le FMI et les ONG humanitaires jouent le rôle de « samu mondial ».
Après 10 ans de coma, la contestation de la mondialisation (Seattle) provoque la résurgence du développement. Cette résurrection doit beaucoup aux adversaires de la mondialisation libérale. Beaucoup de tenants d’une « autre mondialisation » pensent que le remède passe par un retour au développement, et le développement durable apparaît ainsi comme la panacée pour le Sud comme pour le Nord.
La mondialisation représente le stade suprême du développement en même temps que la négation de sa conception mythique. Selon Henry Kissinger, « La mondialisation n’est que le nouveau nom de la politique hégémonique américaine ». Mais quel était l’ancien nom ? C’était le développement lancé par Truman en 1949 pour permettre aux USA de s’emparer des marchés des ex-empires coloniaux européens. Développement qui était lui-même le prolongement de la colonisation. On a toujours à faire à des idéologies visant à occidentaliser le monde. L’idéologie reste la même, seuls les moyens changent.
Sans doute est-il utile ici de distinguer le développement mythique du développement réellement existant. La vision mythique du développement peut être définie comme la réalisation des désirs et des aspirations de tous et de chacun hors contexte historique, économique, social et culturel. Le rapport de la commission Sud de 1990 définit le « vrai » développement comme « un processus qui permet aux êtres humains de développer leur personnalité, de prendre confiance en eux-mêmes et de mener une existence digne et épanouie ». Le pape Paul VI disait : « Le développement ne se réduit pas à la simple croissance économique. Pour être authentique, il doit être intégral, c’est-à-dire promouvoir tout homme et tout l’homme ». Ce développement-là est comme le merle blanc : personne ne l’a jamais rencontré car il n’existe pas.
Au contraire, partout le développement a entraîné un accroissement de l’hétéronomie au détriment de l’autonomie des sociétés. Alors qu’il devrait valoriser ce que faisaient les parents, permettre d’avoir des racines, il entraîne un déracinement.
Si on le sort de son cadre historique, le développement désigne tout et son contraire, et inclut toute l’évolution de l’humanité. Il n’a alors aucune signification utile pour promouvoir une politique et ne sert à rien. Si on l’analyse dans son contexte historique, son contenu est fait de l’expérience occidentale du décollage de l’économie, en gros depuis la révolution industrielle en Angleterre dans les années 1750-1800. C’est bien cette expérience-là qui sert de modèle au président Truman. C’est donc la croissance économique, l’accumulation du capital, la compétition sans pitié, le pillage de la nature. On peut le définir comme une entreprise visant à transformer les rapports des hommes entre eux et avec la nature en marchandises : exploiter, mettre en valeur, tirer profit des ressources naturelles et humaines. Entreprise agressive envers la nature et envers les peuples, comme la colonisation qui la précède et la mondialisation qui la suit. Le développement poursuit l’occidentalisation du monde en reposant sur des valeurs telles que le progrès, l’universalisme, la maîtrise de la nature, qui sont liées à l’histoire de l’Occident mais ne sont pas des valeurs universelles profondes. Les sociétés animiste, boudhiste, hindouiste par exemple ne partagent pas la croyance dans la maîtrise de la nature.
Face aux critiques, les développements « à particule » se succèdent pour contrer les effets négatifs de l’entreprise développementiste. Mais accoler un adjectif au développement ne signifie pas remettre en question l’accumulation capitaliste. Tout au plus s’agit-il d’adjoindre au concept un volet social ou une composante écologique. Passons-les rapidement en revue :
La croissance est fondée sur le PNB (Produit National Brut) où toute production et toute dépense sont considérées comme positives. « On considère toute activité rémunérée comme une valeur ajoutée, génératrice de bien-être, alors que l’investissement dans l’industrie antipollution ne permet au mieux que de préserver le bien-être. » [3]
Quelques chiffres :
Les taux de croissance incluant toute transaction marchande, et ne représentant donc pas l’évolution d’une activité économique « positive », des tentatives sont faites pour le corriger :
« Sous le masque de la croissance se dissimule, en fait, la création de la pénurie » [4]. Notre surcroissance économique dépasse déjà largement la capacité de charge de la terre. L’élevage intensif en Europe, pour ne prendre qu’un exemple, exige une surface de cultures égale à 7 fois sa superficie.
Dans notre économie de croissance la courbe du bien-être a cessé de suivre celle du PNB depuis la fin des années 60, comme en témoigne l’évolution des consommations d’anti-dépresseurs et de somnifères.
Un argument souvent entendu par les défenseurs de la croissance est qu’il faut faire confiance au génie de l’homme pour trouver des solutions. Il s’agit là d’une croyance dans la technologie qui, comme toute croyance, prétend passer au-dessus de plusieurs faits concrets :
En réalité une société n’est durable que si elle adapte son mode de vie à son environnement, alors que la société industrielle s’efforce d’adapter l’environnement à son mode de vie.
Les soubresauts du marché pétrolier annoncent la fin d’une ère unique d’énergie bon marché. Ils sont aussi le signe qu’une série d’autres matières premières sont en voie de raréfaction rapide et signifient que si nous n’allons pas à la décroissance, la décroissance ira à nous. Non préparés, nous aurons alors à faire face aux restrictions, des biens comme des libertés, et aux montées des nationalismes et des luttes pour les ressources. Alors qu’une décroissance choisie, donc préparée, peut être l’occasion d’un réel saut qualitatif dans notre façon de penser les rapports humains et la finalité de nos activités. Une décroissance choisie ne signifie pas la régression du bien-être. Elle ne signifie pas non plus de passer d’un dogme à un autre : il ne s’agit pas de passer du « croître pour croître » au « décroître pour décroître ». Mais il s’agit d’abandonner l’objectif insensé de la croissance pour la croissance, motivé par la recherche du profit par les détenteurs de capitaux.
Aménager la décroissance c’est renoncer à l’imaginaire économique, c’est-à-dire à la croyance que plus égale mieux. Il faut sortir de l’économie en remettant en cause la domination de l’économie sur le reste de la vie – surtout dans nos têtes !
Les potentiels de décroissance se trouvent dans les piliers sur lesquels s’appuie la croissance : d’énormes gisements existent dans la remise en question du volume considérable des déplacements d’hommes et de marchandises, de la publicité et de l’obsolescence programmée. En 1999 les dépenses de publicité en France se montaient à 45 milliards d’euros, soit toute l’aide des pays de l’OCDE aux pays du Sud.
La décroissance ne doit pas être vue comme une croissance négative, car la voir ainsi signifie qu’on reste dans une logique de croissance. La décroissance n’est envisageable que dans une société libérée de l’impératif de croissance. Au Nord il s’agit de diminuer la pression excessive de notre mode de vie sur la biosphère. Au Sud il s’agit de renouer le fil de leur histoire rompu par la colonisation, l’impérialisme, pour se réapproprier leur identité et apporter à leurs problèmes les solutions appropriées.
Disons-le sans détour : le développement durable est un concept toxique car il permet de croire qu’il existe une bonne croissance, alors que le développement et l’économie sont le problème et non la solution.
Marc De Spiegeleer
[1] Principe selon lequel la richesse créée globalement finirait par profiter à toutes les couches de la population par un effet de ruissellement
[2] Michel Petit, expert du GIEC & membre du Conseil général des technologies de l’information
[3] Jacques Ellul, 1912-1994, théologien et sociologue français
[4] Vandana Shiva, physicienne, écologiste, docteur en philosophie des sciences et féministe indienne