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mpOC | Posté le 4 janvier 2015
Edito : Fêtes de fin d’année ou décadence de la civilisation occidentale ?
Soyons clairs : je n’ai rien contre le fait qu’on fasse une fête à Noël. La fête de Noël est d’ailleurs très ancienne, les antiques Romains fêtaient ce jour-là Sol Invictus, le soleil invaincu, célébrant ainsi les jours qui commencent à s’allonger après avoir diminué tout au long de l’automne jusqu’au solstice d’hiver. C’est d’ailleurs en voyant ses ouailles célébrer en famille la renaissance du soleil qu’Hippolyte de Rome leur demanda de célébrer plutôt la naissance du Christ… Noël était né.
Je n’ai rien contre les fêtes : il est important de se rassembler en famille et entre amis, il est important de célébrer, et cette idée de célébrer la lumière aux heures les plus sombres de l’année est un acte d’espoir important, même si l’on n’est pas croyant. Cela nous place dans une lignée humaine multimillénaire, cela nous rend humbles, lorsque nous reproduisons années après années, les gestes que nos ancêtres ont fait. Notre sapin de Noël a une origine celtique, il symbolise la fertilité du sol et des femmes, il a pour fonction de régénérer la nature. Nos ancêtres romains ornaient leurs maisons. Lorsque nous reproduisons ces gestes, même en ignorant le sens des symboles que nous utilisons, nous nous situons comme humains dans une lignée humaine. La décadence, c’est lorsque nous renouvelons nos décorations chaque année, que nous voulons un sapin à la mode, que nous sortons des kyrielles de guirlandes lumineuses en période de risque de black-out et que même nos villes « écolo » le font sous prétexte que, sans cela, « Noël serait tristounet ». Nous sommes à l’époque où traverser un centre commercial vous donne la nausée. Ce n’est plus se situer dans la lignée humaine que cette course aux décorations les plus kitch, les plus moches, les plus bling-bling. Tout le sens a disparu. Auparavant, on commençait à broder la nappe de Noël en été. Maintenant on fait ses courses en une heure, on n’a plus de temps à perdre. Découper un flocon dans du papier coloré avec ses enfants est un savoir-faire qui se perd…
Je n’ai rien contre les repas de fête. C’est nécessaire, de temps en temps, de manger des aliments inhabituels, surtout lorsqu’ils sont liés à un moment particulier de l’année : œufs de Pâques, gâteaux d’anniversaires, soupe au potiron d’Halloween, vin chaud au retour de la messe de Minuit, galette des rois, spéculoos et mandarines de Saint-Nicolas, oranges et noix du Cwarmê à Malmedy… tout cela permet de rythmer l’année. La nourriture a une grande portée rituelle. Sauf que de nos jours, nous mangeons de la viande tous les jours, des friandises tous les jours, des oranges tout l’hiver, des noix en plein été, et pour manger quelque chose d’inhabituel, il faut vraiment être doué. Tout est tombé dans l’habitude, dans une abondance artificielle. On oublie que le repas de Noël rompait le jeune de l’Avent, instauré après la fête d’Halloween et chez nous, de la Toussaint. On oublie qu’entre le Carnaval et Pâques, il y avait le Carême. Chrétien ? Pas tant que ça. La fête de Pâques est héritière de la Pâque juive mais aussi des anthestéries gréco-romaines, précédées d’une période de jeûne. Et Noël, nous l’avons dit, n’est qu’une christianisation de Sol Invictus. La ritualisation de la nourriture n’a pas attendu le christianisme pour exister… mais nous avons détruit des millénaires de saines habitudes alimentaires. Saines pour le corps, car nous avons besoin de périodes maigres, saines aussi pour la terre, qui ne supporte pas notre mode de vie. Saines pour les animaux aussi, car quand on en arrive à manger du foie gras en torturant des oies pour Noël, dans notre recherche de l’inhabituel dans notre assiette, on ne peut pas vraiment dire que ce soit Noël pour tout le monde. Est-ce vraiment si ringard de réinstaurer un repas de famille quotidien, fait de nourriture simple, bio et de saison, et que le repas de Noël reprenne tout son sens dans la famille élargie, avec des produits, certes, de fête, mais respectueux de la nature et des saisons ? Faut-il vraiment manger en continu du 24 au soir au 25 au soir au point d’en être malade les jours suivant ?
Je n’ai rien non plus contre les fêtes de famille. Quel plaisir de revoir chaque année tout le monde autour d’une grande tablée, quel plaisir de prendre des nouvelles de chacun dans une ambiance chaleureuse ! Mais si ce partage-là se limite à s’offrir des quantités hallucinantes de babioles en laissant dehors ceux qui ont froid, c’est aussi la décadence. Décadence que ces magasins poussant à la surconsommation puis demandant, comme à Angoulême, que l’on grillage des bancs pour que les SDF n’y dorment pas. Décadence que cette nourriture gaspillée tandis que dehors, des gens ont faim et froid. Décadence encore que la manière dont sont produites nos « surprises de Noël » (sans parler des décorations). On peut offrir du temps. On peut offrir des confitures faites l’été précédent. On peut fabriquer soi-même ses cadeaux, ou offrir des cadeaux utiles : les vieilles dames qui offrent des chaussettes n’ont pas tout à fait tort… Décadence aussi de parler de partage et d’ouverture du cœur à la Messe de minuit puis se déclarer prêt à renvoyer des Afghans ou des Syriens dans leur pays en guerre ; décadence de recevoir des étrennes de Bon-Papa ou Bonne-Maman puis de déclarer « chômeur profiteur »…
Décadence, enfin, de parler de fêtes de famille sans penser à ceux qui n’en ont pas, de famille, et qui passent Noël ou Nouvel An désespérément seuls… N’avons-nous pas une petite place pour eux ?
Dans cette période entre deux réveillons, entre deux orgies consuméristes, je risque de passer pour le schtroumpf moralisateur ou pour la mère la vertu. Mais il est important, à mon sens, de dire que trop, c’est trop. Il y a moyen de faire la fête autrement. Noël et Nouvel An ne sont pas à vendre. On peut lancer dans le jardin des lanternes avec ses enfants. On peut regarder tous ensemble un film et en discuter : quand j’étais enfant, le réveillon de Nouvel An était notre seul cinéma de l’année… Quels souvenirs ! On peut créer un tableau de ses rêves pour l’année nouvelle. Décorer sa maison avec des matériaux de récupération. Faire un repas inhabituel, mais sans manger trop et sans bouffe de sadique (le foie gras notamment). Chez les enfants comme chez les adultes, ce sont les petites choses qui font les grands souvenirs. Toutes ces fêtes qui émaillent l’année, qui rythment le temps et les saisons nous replacent alors dans la grande chaîne de l’humanité, dans la communauté des hommes. Ne laissons pas les supermarchés nous vendre ces moments-là : remplacer le rite par la surconsommation, c’est cela la décadence de la civilisation occidentale.
Marie-Eve Lapy-Tries