Accueil > Ressources > Le journal > Numéros précédents > L’Escargot déchaîné n° 29
mpOC | Posté le 7 août 2016
En 2008, avant la crise des banques, personne n’imaginait que l’argent qu’on possédait sur son compte d’épargne était en danger. En 2014, avant les rumeurs de black-out, personne n’imaginait qu’on puisse un jour manquer d’électricité. Et pourtant, ces faits s’égrènent chaque jour dans l’actualité, nous nous y habituons, nous les faisons nôtres.
Nos centrales nucléaires deviennent dangereuses, nos tunnels s’effondrent (et pas seulement les bruxellois, deux ponts tout près de chez moi menacent ruine). Cela fait désormais partie du paysage. On abandonne le projet de RER, les gens mettent de plus en plus de temps à rejoindre un boulot de plus en plus mal payé, mais cela s’intègre si bien dans le quotidien que ça semble se dérouler en arrière-plan de notre vie, comme quelque chose qui apparaîtrait entre le « Qu’est-ce qu’on mange ce soir ? » et les embouteillages annoncés chaque matin par la RTBF Mobilinfo.
Je suis historienne de l’art, vous savez, de ces gens qui ont l’habitude d’entendre qu’ils ne servent pas à grand-chose et à qui on a l’habitude de demander s’ils ne trouveraient pas plutôt un vrai travail. Cela m’a donné une expérience certaine en scrutation d’arrière-plans et pas seulement en peinture flamande. Depuis quelques années déjà, une large bibliographie développe le thème de l’effondrement. De manière scientifique d’abord, avec d’excellents livres comme celui de Pablo Servigne et Raphaël Stevens, mais aussi de manière quasi mythologique : je suis frappée de constater que ce que lisent les adolescents de nos jours par-le de sociétés totalitaires très dures dans des contextes environnementaux dévastés. Rien d’étonnant à cela lorsque nous vivons, en arrière-plan de nos préoccupations quotidiennes, un effondrement social, politique, écologique et culturel !
L’effondrement écologique semble juste impensable à nos contemporains. Pourtant, le pic de toutes les matières premières (pas seulement le pétrole), le réchauffement climatique et la pollution de l’air sont présents de manière détournée chaque jour dans la presse. Ce qui fait très peur aux gens, c’est que la prise de conscience de la réalité de cette crise écologique imposerait de changer de mode de vie de manière radicale. Ce changement, ils ne trouvent pas la force de le faire parce qu’ils sont déjà affaiblis sur le plan social, que la vie est déjà difficile, voire franchement impossible à vivre pour certaines parties de la population. Le réchauffement climatique ? Ça ne m’intéresse pas… moi, c’est le chauffage que je ne peux pas payer ! Or collectivement, je suis absolument certaine que la population accepterait sans peine de modifier son mode de vie pour avoir une manière de vie plus décente. Nos conditions de vie se dégradent chaque jour, non pas pour sauver la planète, mais bien pour donner encore un peu plus d’argent aux 1% de plus riches : cela s’appelle une politique austéritaire. Et malgré ça, il y a somme toute assez peu de protestations.
L’effondrement politique, nous le vivons très concrètement : tunnels effondrés, routes dégradées, RER à l’abandon, centrales nucléaires fissurées… d’ailleurs pourquoi ne les ferme-t-on pas purement et simplement ? Pour éviter le black-out ou parce que les actionnaires refusent de payer leur démantèlement ? Dans ce second cas, ne vaudrait-il pas mieux en discuter tous ensemble, avec l’éclairage des spécialistes en la matière, malheureusement de plus en plus rares ? Effondrement littéral des conditions de travail. Avant, on nous promettait la croissance comme terre promise. Maintenant, on nous propose l’austérité. Quel est le projet de notre gouvernement pour la société à part de lui serrer un peu plus la ceinture ? Qui a encore un rêve enthousiasmant, un projet, ou même une toute petite idée pour la société de demain ? Ne nous étonnons pas de la montée de l’extrême-droite : notre société se replie sur elle-même, se sclérose, craint le pauvre et l’étranger. Qui sème la peur et la misère récolte l’extrême-droite et il faut beaucoup de sens critique et d’ouverture d’esprit pour se souvenir des causes de nos misères quotidiennes.
Or nous vivons aussi un effondrement culturel. Naomi Klein, dans son livre La stratégie du choc, explique que l’être humain ne reste lui-même au-travers d’épreuves très graves que s’il s’y prépare, s’il sait d’où elles viennent et pourquoi il les vit, - bref, s’il dispose d’une carte de lecture mentale des événements. Or dans le secteur culturel, la course au profit devient la règle et dans l’enseignement, les « pactes » se succèdent à une telle vitesse qu’on ne cherche même plus à en mesurer les conséquences possibles. Nous avons une place dans l’Histoire, le capitalisme financier que nous vivons a un début et un milieu et aura une fin comme toutes les autres époques que nous avons traversées. Or sans pouvoir nous situer dans un contexte, sans pouvoir faire le pont avec les époques qui nous ont précédées, sans pouvoir lire les oeuvres d’art qui nous viennent de ces époques avec tous leurs espoirs, leurs craintes, leurs confusions, leurs certitudes, sans outils pour penser le présent, il est impossible d’avoir une carte du monde suffisamment explicative pour traverser l’effondrement qui vient en toute conscience.
Mais ceci n’explique pas tout. Nous vivons aussi un effondrement sociétal. Nous avons tellement responsabilisé l’être humain que toute l’action repose sur ses seules épaules. L’homme médiéval n’aurait probablement pas imaginé faire face au réchauffement climatique seul mais bien avec toute sa communauté. Nous, nous nous en sentons coupables, mais tellement impuissants ! Il y a la version « dure » de cette destruction sociale, la vision conservatrice : si tu es pauvre, étranger et malade, hé bien c’est que tu as probablement pris une mauvaise décision à un moment de ta vie et on ne voit pas du tout pourquoi on t’aiderait. Il y a la version « soft » : cela s’appelle le développement personnel, et on va te conseiller en temps de crise de te centrer sur toi et de trouver la paix en écoutant ta respiration. Je ne conseille évidement à personne de ne pas s’écouter et de se surmener, mais le coaching actuel empêche surtout de nommer les causes de ce que nous vivons. En bref un homme torturé par Daesh n’est pas malheureux parce qu’il n’écoute pas les petits oiseaux mais bien parce qu’il est torturé par Daesh. Un chômeur n’est pas nécessairement au chômage parce qu’il est responsable de son état (paresse, incompétence,…) mais parce que son patron l’a mis dehors en période de crise ou parce qu’il n’a jamais eu l’occasion de trouver un emploi depuis la fin de ses études.
Pour conclure, je vois dans les grèves actuelles un début de retour au collectif. Mais c’est embryonnaire. Je n’ai pas d’espoir pour l’avenir : l’espoir implique d’attendre ; or, attendre, c’est le contraire d’agir. Je sais que mes concitoyens sont capables de sacrifices pour une planète habitable et une société plus égalitaire : depuis des années, mes concitoyens font d’immenses sacrifices au niveau de leurs salaires, leurs pensions, leurs services publics et ce sans contrepartie. Un autre monde est donc tout à fait possible. Nous vivons les derniers temps de notre civilisation. Dans cet effondrement qui vient, j’espère bien que ce n’est pas la peur et la haine qui conduiront mes semblables mais bien le désir de cet autre monde.
Marie-Eve Tries